Le 15 novembre 2013, le gouvernement de la République démocratique du Congo a lancé l’« Opération Likofi », une opération de police visant à mettre fin aux crimes perpétrés par les membres de gangs criminels organisés appelés les « kulunas ». Les kulunas avaient été responsables d’une vague de vols à main armée et d’autres actes criminels graves dans la capitale du pays, Kinshasa, depuis 2006. Ils étaient connus pour leur recours à des machettes, des tessons de bouteilles ou des couteaux pour menacer et parfois agresser des personnes afin de leur extorquer de l’argent, des bijoux, des téléphones portables et d’autres objets de valeur. Des leaders politiques ont également utilisé des kulunas pour les protéger ou pour intimider leurs opposants en périodes électorales.
Suite à un engagement public de la part du président de la RD Congo, Joseph Kabila, en octobre 2013, de mettre fin à la criminalité des gangs à Kinshasa, la police a entrepris l’Opération Likofi. (Likofi signifie « coup de poing » en lingala, l’une des langues nationales de la RD Congo.) L’opération qui s’est étalée sur trois mois, entre novembre 2013 et février 2014, a été menée avec peu de respect pour l’État de droit. Les policiers qui y ont participé ont souvent agi de façon illégale et brutale, tuant au moins 51 jeunes hommes et adolescents et en soumettant 33 autres à des disparitions forcées.
L’Opération Likofi a contribué au climat d’angoisse à Kinshasa. Lors de raids à travers la ville, des policiers en uniforme, le visage dissimulé par des cagoules noires, ont traîné sous la menace des armes des kulunas présumés hors de chez eux, la nuit, sans mandats d’arrêt. Dans de nombreux cas, la police a abattu les jeunes non armés à l’extérieur de leurs domiciles, souvent devant des membres de la famille et des voisins. D'autres ont été arrêtés et exécutés dans les marchés ouverts où ils dormaient ou travaillaient, ou bien sur des terrains à proximité ou dans des espaces isolés. Cinq de ceux qui ont été assassinés au cours de l’Opération Likofi avaient entre quatorze et dix-sept ans. Beaucoup d’autres ont été emmenés dans des lieux inconnus et ont été victimes de disparitions forcées.
Ce rapport documente les exactions commises par les policiers qui ont participé à l’Opération Likofi, notamment des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées, ainsi que des menaces contre les membres des familles et d’autres témoins des exactions. Le rapport est basé sur des entretiens menés à Kinshasa entre novembre 2013 et novembre 2014 avec 107 personnes – des témoins d’exactions, des membres des familles de personnes assassinées et de victimes de disparitions forcées, des policiers qui ont participé à l’Opération Likofi et d’autres policiers basés à Kinshasa, des responsables gouvernementaux et des membres du parlement, des défenseurs des droits humains, ainsi que des travailleurs sociaux travaillant avec des enfants de la rue et d’autres enfants et jeunes adultes vulnérables à Kinshasa. Le nombre réel de victimes d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées commises au cours de l’Opération Likofi est probablement supérieur aux 51 exécutions extrajudiciaires et 33 disparitions forcées documentées par Human Rights Watch.
Au cours de cette opération, les descentes de police ont été généralisées et de nombreux individus pris pour cible n’avaient rien à voir avec les kulunas. Certains étaient des enfants de la rue, alors que d’autres étaient des jeunes faussement accusés par leurs voisins en raison de litiges sans aucun lien avec les kulunas. Certains se trouvaient simplement au mauvais endroit, au mauvais moment. Dans tous les cas examinés par Human Rights Watch, les personnes assassinées ne présentaient pas de menace mortelle imminente qui aurait justifié l’utilisation de la force létale par la police.
Au début, la police semblait utiliser ses tactiques brutales comme avertissement pour les autres. De nombreuses victimes ont été battues et humiliées en public par la police avant d’être assassinées, et dans certains cas elles ont été menottées et ont eu les yeux bandés. Quand la police exécutait un suspect, elle appelait parfois ensuite les gens à venir voir le corps. Dans plusieurs cas, les policiers laissaient le corps dans la rue, peut-être pour effrayer les autres, et ne le récupéraient que plus tard pour le transférer aux morgues de la ville.
La mère d’une victime – un jeune homme qui vendait des accessoires vestimentaires dans l’un des marchés principaux de Kinshasa – a expliqué à Human Rights Watch qu’après que la police ait ligoté et abattu son fils de tirs à la poitrine et dans les hanches, un policier a crié aux passants dans la rue : « Venez voir, nous avons tué un kuluna qui vous a fait souffrir ! » Elle a ajouté qu’ils avaient ensuite mis son corps dans le pick-up de la police et avaient démarré.
Quand les Nations Unies (ONU) et des organisations locales de défense des droits humains ont publiquement exprimé leurs inquiétudes, les policiers ont changé leurs tactiques : au lieu d’exécuter leurs suspects en public, ils ont emmené ceux qu’ils arrêtaient dans un camp de la police ou vers un lieu inconnu. Selon des policiers qui ont participé à l’Opération Likofi et avec qui Human Rights Watch a pu s’entretenir, et selon un rapport confidentiel rédigé par un gouvernement étranger, certains des kulunas présumés qui avaient été enlevés par la police ont été ensuite assassinés clandestinement et leurs corps jetés dans le fleuve Congo.
Les policiers impliqués dans l’Opération Likofi firent de grands efforts pour dissimuler leurs crimes. Ils ont prévenu les membres des familles et les témoins qu’ils ne devaient pas parler de ce qui s’était passé, leur ont refusé l’accès aux corps de leurs proches et les ont empêchés d’organiser des funérailles. Des journalistes congolais ont été menacés lorsqu’ils ont essayé de documenter ou de diffuser des informations sur les meurtres commis dans le cadre de l’Opération Likofi. Les policiers ont dit aux médecins de ne pas soigner les kulunas présumés qui avaient été blessés au cours de l’opération de police, et des responsables gouvernementaux ont ordonné aux employés de la morgue de ne parler à personne des corps s’accumulant à la morgue car cela relevait d’une « affaire gouvernementale confidentielle ». Un magistrat militaire qui souhaitait ouvrir une enquête judiciaire sur un colonel de la police suspecté d’avoir abattu un kuluna présumé détenu pendant l’Opération Likofi a reçu oralement des instructions de la part d’un responsable gouvernemental pour qu’il « ferme les yeux » et ne donne pas suite à l’affaire.
Le commandement de l’Opération Likofi alternait officiellement entre le Général Célestin Kanyama et le Général Ngoy Sengelwa. Le Général Kanyama était le commandant chef de police pour le district de Lukunga à Kinshasa avant sa promotion au poste de commissaire provincial de Kinshasa à la fin décembre 2013. Le Général Sengelwa est le commandant de la force de police connue sous le nom de Légion nationale d’intervention (LENI). Des policiers qui ont participé à l’opération et un officier de police de haut rang interrogés par Human Rights Watch ont expliqué qu’en pratique le Général Kanyama était le commandant principal de l’Opération Likofi qui donnait les ordres sur la façon dont elle devait être menée.
Selon les recherches de l’ONU et de Human Rights Watch, le Général Kanyama a de nombreux antécédents d’implication présumée dans des violations des droits humains, lui valant le surnom d’« esprit de mort ». Il a été impliqué, par exemple, dans des violences commises lors de la période électorale de 2011, quand la police et d’autres forces de sécurité ont tué des dizaines de partisans de l’opposition dans les rues de Kinshasa. Le Général Kanyama rend compte officiellement au Commissaire général de la Police nationale congolaise (PNC), le Général Charles Bisengimana, mais selon certaines sources, il recevrait également des ordres provenant d’autres responsables de la sécurité congolaise.
Lors d’une rencontre avec Human Rights Watch en août 2014, le Général Kanyama a rejeté toutes les allégations d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées de kulunas présumés au cours de l’Opération Likofi. Il a déclaré que les seuls cas d’abus commis par des policiers pendant l’opération étaient des actes d’extorsion, qualifiant de « rumeurs » les allégations d’assassinats et de disparitions forcées.
Lors d’entretiens avec Human Rights Watch, d’autres responsables du gouvernement et de la police ont toutefois tenu d’autres propos. Ils ont reconnu qu’il y avait eu des cas d’abus commis par des policiers au cours de l’Opération Likofi, notamment des assassinats, et ont déclaré que les responsables de ces exactions seraient traduits en justice.
Le ministre de l’Intérieur de la RD Congo, Richard Muyej, ainsi que des officiers de police de haut rang ont déclaré à Human Rights Watch lors d’entretiens menés en octobre et novembre 2014 que certains policiers avaient fait l’objet d’enquêtes, d’arrestations et de jugements de condamnation pour des crimes commis dans le cadre de l’Opération Likofi. Toutefois, selon six magistrats assignés à l’opération, interrogés par Human Rights Watch, aucun policier ayant pris part à l’Opération Likofi n’a été arrêté ni condamné pour des meurtres ou des enlèvements, même si certains ont été arrêtés et condamnés pour extorsion et d’autres crimes moins graves. Human Rights Watch a connaissance de huit policiers de rang inférieur qui sont actuellement en procès ou bien déjà condamnés pour les crimes de meurtre, assassinat, homicide par imprudence ou homicide involontaire commis à Kinshasa. Les magistrats ont cependant affirmé qu’aucun de ces huit cas ne concernait des policiers assignés à l’opération, même si dans certains cas des policiers et des soldats ont commis des meurtres et d’autres crimes à Kinshasa en prétendant faire partie de l’Opération Likofi.
Sur la base des enquêtes approfondies décrites dans ce rapport, Human Rights Watch estime que les meurtres et les disparitions forcées documentés ci-après ont été perpétrés par des policiers assignés à l’Opération Likofi, et non par des personnes prétendant faire partie de l’opération.
Vers la fin du mois de septembre 2014, à la suite d’une rencontre de Human Rights Watch avec le ministre de l’Intérieur de la RD Congo, Richard Muyej, l’inspection de la police a créé une commission pour enquêter sur les allégations de violations des droits humains commises durant l’Opération Likofi. Bien que ceci représente un pas dans la bonne direction, la commission n’a pas de pouvoir judiciaire et manque d’indépendance, étant donné qu'elle est composée uniquement de membres des forces de police – la même institution responsable des abus et des menaces contre les membres des familles et contre d’autres témoins, comme l’établit ce rapport.
Human Rights Watch appelle le gouvernement congolais à renforcer la crédibilité et l’indépendance de la commission, notamment à travers l’implication de la société civile et d’observateurs internationaux, et à communiquer des informations aux membres des familles sur le sort des victimes ou sur le lieu où elles se trouvent. Le gouvernement devrait également remplir ses obligations légales internationales en traduisant en justice les responsables de ces exactions, y compris dans le cadre de la responsabilité de commandement. É tant donnée la gravité des allégations relatives au rôle du Général Kanyama dans les exactions, il devrait être suspendu immédiatement dans l’attente d’une enquête judiciaire.
Human Rights Watch appelle également l’Assemblée nationale de la RD Congo à mettre en place une commission d’enquête parlementaire, indépendante de la commission du gouvernement, afin d’enquêter sur les allégations d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées de kulunas présumés, et sur la réponse du gouvernement à ces exactions.
Les bailleurs de fonds internationaux qui soutiennent la réforme de la police en RD Congo devraient également prendre des mesures afin de s’assurer que leurs fonds ne contribuent pas aux atteintes aux droits humains, et soutenir les efforts visant à prévenir de nouvelles violations des droits humains commises par la police.
Le 15 octobre 2014, les Nations Unies ont publié un rapport de 22 pages documentant neuf exécutions sommaires et 32 disparitions forcées durant l’Opération Likofi et appelant le gouvernement à « mener des enquêtes promptes, indépendantes, crédibles et impartiales » et à « traduire en justice tous les auteurs présumés de ces violations, quel que soit leur rang ». Le rapport a souligné que « le nombre de violations pourrait être beaucoup plus élevé dans la mesure où les officiers du BCNUDH n’ont pas été en mesure de vérifier plusieurs allégations en raison de diverses difficultés, notamment de l’accès à certains sites et de la réticence de plusieurs proches des victimes et témoins à donner des informations par crainte de représailles ». Le lendemain de la publication du rapport de l’ONU, le ministre de l’Intérieur de la RD Congo a déclaré lors d’une conférence de presse que le Directeur du Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l'homme (BCNUDH) dans ce pays, Scott Campbell, pourrait être expulsé. Le lendemain, l’ONU recevait une lettre diplomatique officielle exigeant le départ de Scott Campbell de la RD Congo.
Human Rights Watch, dont les conclusions font écho à celles de l’ONU et vont même au-delà, appelle le gouvernement congolais à revenir sur sa décision d’expulser Scott Campbell, et à s’assurer que les défenseurs des droits humains puissent enquêter librement en RD Congo.
HUMAN RIGHTS WATCH